My own private Ground Zero

Richard Volante

Galerie Net Plus, du 25 janvier au 8 avril 2016

My own private Ground Zero - Richard Volante

À l’ombre, portée…

 

Loïc Bodin, janvier 2016

Chapitre un : Tridimension

Trois photos
Trois paysages

Chez Richard Volante, le révélateur est comme l’eau-forte de la gravure.
L’acide creuse le métal et l’encre pénètre le papier. Les trois images sont telles que le photographe les a vues.
Elles sont brutes, juste agrandies, sans artifice, sans couleur, sans recadrage, sans traitement numérique.
Elles intègrent la longue histoire du paysage classique et romantique de Ruysdael à Constable en passant par Jongkind (1).

Richard plante son décor.
La nature est là, apparemment seule. Mais la « ruine » romantique y est bien présente (2).
Elle existe dans la facture de l’image qu’il fabrique, pas dans la trace d’un bâtiment dégradé dont il ne resterait que quelques pierres, vestiges d’une civilisation oubliée. Le romantisme transpire ici dans cette façon dont le photographe dégrade les noirs et les matières.

Les trois paysages structurent la scène de l’exposition. L’auteur nous dit : quelque chose va se passer ici, devant vous.
Quelque chose va avoir lieu. On est dans Mystères à Twin Peaks (3). On attend que quelque chose arrive.
On ne sait pas quoi mais on est sûr, si l’on se prête au jeu, que ça va arriver.

Richard a planté le décor, maintenant il lui faut un sujet. N’importe quel sujet. Peu importe lequel, juste un sujet prétexte à faire, prétexte à photographier, prétexte à exister.

Photographier pour exister. Le prétexte ici est un voyage en Bolivie. Ça aurait pu être en Palestine, ça aurait pu être en Argentine mais là c’est la Bolivie. Le décor est planté, le sujet est planté, alors l’aventure peut commencer.

 

Chapitre deux : Bidimension

 

M 5

Le décor est à prendre dans deux sens. D’abord le paysage, les trois paysages dont nous venons de parler, mais il ne faut pas omettre la mise en scène de l’exposition dans ce lieu.  L’artiste a tiré de grands formats. Les photographies/affiches sont marouflées sur le mur. On entre physiquement dans l’image : pas le choix.

On est en Bolivie, mais on pourrait être à Londres en 1966 comme Thomas dans le film d’Antonioni (4).
Thomas, Rick Deckard (5), John Difool (6), Richard Volante a la dégaine du baroudeur, du détective de classe R qui va chercher malgré lui quelque chose que personne ne voit, ne connaît.

Pas plus que nous il ne sait ce qu’il cherche, mais ce qu’il sait c’est qu’il est sûr qu’il y a quelque chose à trouver, alors il creuse.

Et comme Thomas dans Blow Up, creuser c’est agrandir, chercher à percer le mystère de l’image en la faisant exploser. Quand il a flairé la piste il ne va plus lâcher la pioche. Il va agrandir, agrandir, agrandir encore pour trouver l’objet cause de ce qu’il pressent. Parfois, pour piocher plus profond, il photographie à nouveau le détail en bout de pixel pour agrandir encore.

À force d’agrandir, en bon détective, Richard met tout à plat.
À force de triturer l’image, la profondeur disparaît, les formes s’aplatissent.

Pour chercher le mystère de ce qui le pousse à photographier, il sort l’image du paysage. Son mode opératoire, son enquête écrase l’espace. Restent alors des ombres qu’il porte à notre regard, qu’il nous livre brutes d’agrandissement, plates et noires.

Les sujets ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, des traces de ce qu’ils ont été à un moment de leur vie, pour l’œil du photographe qui a décidé de les figer en appuyant sur le bouton d’une mécanique.

Ils ne le savent plus eux-mêmes, ce qu’ils étaient à ce moment là. L’ont-ils d’ailleurs jamais su, qu’ils ont été sujets ? Combien de fois nous-mêmes avons-nous été sujets involontaires de photographes ?

Pourtant, ces ombres que Richard nous donne à voir n’auraient jamais existé sans ces personnes, sans ces sujets. Elles ne sont que des fantômes, une mémoire plate, noire et figée de leur double en épaisseur, en couleur et en mouvement.

Mais, plus que tout, elles sont la trace de la vie dont elles portent la mémoire.

 

Chapitre 3 : Origines

M 64

Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle (7),  décrit ainsi l’invention du dessin :

« Un jeune homme aime une jeune femme. Il doit partir à la guerre. Ses chances de retour sont celles de la loterie de la guerre. Les jeunes amants se retrouvent une nuit avant le départ de l’infortuné, dans une grotte à l’abri des regards du groupe. Il fait sombre. Ils font du feu pour se voir. La jeune femme voit l’ombre portée de son aimé sur la paroi rupestre. Elle a peur d’oublier ce visage qu’elle aime tant. Elle a peur de le perdre. Elle a peur que le temps n’efface son souvenir.

Elle prend alors un charbon de bois dans le foyer. Elle trace le contour de l’ombre portée du visage du jeune homme.
Le cerne noir sur la paroi gardera dans sa mémoire la trace de la vie qu’elle a aimée » (8).
Pascal Quignard, dans La nuit sexuelle, commente l’histoire de Pline : « Non seulement l’art veut l’absent mais il obtient commande de la mort » (9).

 

Épilogue

Les outils ont changé depuis le charbon de Pline. Fusain, gravure, photo, vidéo, transmissions numériques… les hommes ne cessent de les perfectionner.

Mais depuis que les hommes savent qu’ils sont mortels, sont-ils vraiment si différents de ceux d’aujourd’hui ?

Richard Volante perpétue avec ses photos la quête de Thomas, Rick, John et Charles, ce que Marcel a si bien nommé dans un monument  de la littérature : « La recherche » (10).

 

1a – Salomon Van Ruysdael, né vers 1602, Naarden – mort le 3 novembre 1670, Harleem, est un peintre de paysage néerlandais.

1b John Constable, né le 11 juin 1776 à East Bergholt (Royaume-Uni), mort le 31 mars 1837 à Londres, est un peintre paysagiste britannique.

1c Johan Barthold Jongkind, né à Lattrop (Pays-Bas) le 3 juin 1819 et mort à Saint-Egrève (France) le 9 février 1891, est un peintre, aquarelliste et graveur néerlandais.

2 – Dans la conception romantique, le paysage est le « reflet de l’âme ».

3 – Twin Peaks ou Mystères à Twin Peaks est une série américaine créée par Mark Frost et David Lynch.

4 – Blow-Up est un film britanno-italo-américain de Michelangelo Antonioni, sorti en 1966 et inspiré d’une nouvelle « Las babas del diablo » de Julio Cortázar. Palme d’or au Festival de Cannes en 1967.

5 –  Rick Deckard est un personnage de fiction interprété par Harrison Ford dans le film Blade Runner, film américain de science-fiction réalisé par Ridley Scott et sorti en 1982. Son scénario s’inspire assez librement du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? écrit par Philip K. Dick. Il se situe à Los Angeles en 2019 et met en scène un ancien policier qui reprend du service pour traquer un groupe de répliquants, androïdes créés à l’image de l’Homme.

6 – John Difool est un personnage de fiction créé par Alexandro Jodorowsky et dessiné par Mœbius dans la série de bande dessinée L’Incal, en 1981. C’est un détective douteux, anti-héros par excellence, entraîné dans une quête intergalactique qui le dépasse mais dont il est malgré lui le centre.

7 – L’Histoire naturelle est une œuvre en prose de 37 livres de Pline l’Ancien, qui souhaitait compiler le plus grand nombre possible d’informations et de culture générale indispensables à l’homme romain cultivé. Elle est publiée vers 77, du vivant de son ami l’empereur Vespasien.

8 – Nous savons, grâce à Pline, que le premier peintre fut donc une femme.

9 – La Nuit Sexuelle, Pascal Quignard, Flammarion, 2007.

10 – Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, souvent évoqué sous le titre « La Recherche », est un roman, écrit entre 1906 et 1922. Plutôt que le récit d’une série d’événements, cette œuvre s’intéresse non pas aux souvenirs du narrateur mais à une réflexion sur la littérature, sur la mémoire et sur le temps où le narrateur (qui est aussi le héros du roman) découvre le sens de la vie dans l’art.

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